Le taxi n’est pas stoppé totalement devant les marches de l’Opéra que Léon s’en extirpe, et se présente à la portière de Géraldine, lui tend la main et l’aide à sortir de la berline. Il l’emmène rue du faubourg Saint-Antoine. Ils s’engouffrent sous un porche et descendent un escalier. Léon ouvre une porte blindée à l’aide d’une carte magnétique. Des dizaines de fantômes gisent ici. Certainement des véhicules de collection ou des véhicules de prestige. Ils sont recouverts de draps blancs, de housses aux blasons de chevaux cabrés ou de taureaux i taliens, d’emblèmes de Stuttgart.

304 metro nb

La porte claque derrière eux dans un bruit métallique et  sourd.  Des odeurs viriles d’huile, de moteur et de pneus montent aux narines de Géraldine. Elle se sent rassurée, car elle s’attendait à une salle de jeu clandestin, une boîte libertine, un endroit un peu glauque à ses yeux. Léon s’approche d’un drap qu’il tire d’un seul coup et le jette à terre au nez du cabriolet. Pas le temps de le plier, l’excitation est trop grande.

  • Peugeot 304 cabriolet de 1973
  • Pardon ?
  • C’est une Peugeot de 1973
  • OK, dit-elle, sans engouement mécanique.

Léon se poste côté passager pour ouvrir la porte à son hôte.

  • Merci Monsieur, dit-elle d’un air amusé.

Léon referme délicatement la porte de son jouet. Elle est de couleur blanche, la capote, qu’il déplie en quelques secondes est noire et le siège dans lequel il prend place est couleur tabac. Il ouvre la boîte à gant et en sort une petite boîte.

  • Tenez, mettez ça!

A l’intérieur se trouve un joli foulard coloré.

  • Pour le coup, je ne sais pas si je peux porter ça.
  • Faites comme si vous remontiez le temps. Cet accessoire était indispensable à la gente féminine, dit-il en enfilant une paire mitaines en cuir.

Le moment est solennel. La clé pénètre le contacteur du démarreur. Un quart de tour demande à une pompe, au repos depuis certainement quelques semaines, d’envoyer l’essence au carburateur. Le gentleman driver s’impatiente, se crispe… et le moteur de la marque au lion rugit. Les mains enserrent fermement le volant en position dix heures dix. Le compte à rebours est lancé pour que la bête monte en température. Elle miaule, mécontente d’avoir été réveillée après 22H, pour enfin se calmer et ronronner. Un regard furtif dans le rétroviseur, le cuir du gant quitte le frein à main pour crisser sur le pommeau du levier de vitesse et enclencher la marche arrière.

La voiture s’arrête devant l’ouverture lente de la porte automatique du garage. A ce moment, Léon lance son bras gauche de l’autre côté du siège de sa passagère, se retrouvant ainsi face à face à son invitée en foulard.

  • Il vous va à ravir.

Il fouille et tire sur une sangle qui fait office de ceinture.

  • Vous n’en aurez pas besoin mais cela évitera que notre balade soit stoppée par la marée chaussée.

Le bruit de l’enclenchement de la ceinture fait penser que si la voiture brûle, ils seront la première viande que ce barbecue accueillera.

La conduite est souple et ferme à la fois. Le vent est piquant mais supportable. Léon s’engage sur le rond-point de la Bastille et s’amuse à le contourner deux fois pour prendre le boulevard Henry IV. Arrivé au 18, il stoppe la 304.

  • Ici se trouve le quartier des Célestins. Il y a deux cents chevaux qui sont parqués ici. Un jour, je vous ferais visiter.

La petite Peugeot repart et arrivée aux quais, elle bifurque sur la droite. La seine est chevauchée pour rejoindre Saint-Germain des prés, puis longer le jardin du Luxembourg. Après quelques minutes seulement, la tour Eiffel se dévoile, majestueuse. Parisienne convertie depuis plusieurs années, Géraldine reste en admiration devant ce monument, ne se doutant peut-être pas qu’un jour, ses yeux brilleraient de mille feux, bien installée dans une voiture d’une autre époque.    La voiture file maintenant en direction de la place de la concorde. Pas le temps de s’arrêter pour une photo sur le pont Alexandre III, à partager plus tard avec ses amies. Géraldine veut croquer, dévorer l’instant présent et ses mots seront certainement plus fort que tout autre cliché. L’entrée dans la horde de voitures sur le rond-point de l’obélisque se fait à vitesse soutenue. Il n’y a pas de temps morts jusqu’à un feu qui stoppe la course devant les colonnes de la Madeleine. Gare à Saint- Lazare, il faut la passer pour rejoindre la porte de Clichy. Un passage éclair sur le pont qui surplombe le cimetière Montmartre, puis la voiture s’engouffre dans des rues sombres pour réapparaître dans le village touristique. La virée touche à sa fin, au pied du Sacré-Cœur qui se transforme en drive-in privé.

La vitesse n’était pas excessive mais, l’âge du véhicule, le vent qui flagelle le visage, assorti aux vrombissements du moteur, ont décuplé la sensation. Un « Alors ? Ça vous a plu ? » aurait été déplacé, prétentieux, ridicule. Leurs regards se croisent comme ceux de deux enfants ayant fait une bêtise. Ils éclatent de rire.

  • Merci